Les Grands Dossiers Revue Sciences Humaines
Jean-François Dortier
Grands Dossiers N° 48 – Septembre-octobre-novembre 2017
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La première révolution industrielle semble être portée par une vague d’innovations techniques. Pourtant, les historiens ne s’accordent ni sur le découpage ni sur les causes de l’industrialisation de l’Occident.
La quatrième révolution industrielle est en cours ! Tel est en tout cas le diagnostic de Klaus Schwab, fondateur du forum de Davos (1). Cette révolution est celle du big data, de l’impression 3D, des objets connectés, des voitures autonomes et des robots, en passe de bouleverser la production, l’emploi et jusqu’à nos modes de vie. Selon K. Schwab, un véritable tsunami technologique est ainsi en train de déferler, marquant la quatrième étape de l’histoire des révolutions industrielles. Une quatrième ? Mais il y a quelques années à peine, Jeremy Rifkin, autre gourou de la prospective, voyait notre époque comme celle de la « troisième révolution industrielle » ! Alors où en sommes-nous ? Combien de révolutions industrielles ont-elles eu lieu : trois ? Quatre ? Et pourquoi pas cinq si on prend en compte certains travaux historiques ?
Il faut avouer que l’on s’y perd quand on cherche à découper l’histoire en tranches. Et à cette incertitude sur la chronologie s’en ajoute une autre, plus déroutante encore : quels sont les ressorts de ces révolutions ? La technologie ? Le marché ? La demande sociale ? Un système global qui combine plusieurs facteurs ?
Tel est le paradoxe des révolutions industrielles, qui sont à la fois les choses les plus évidentes qui soient et en même temps les plus difficiles à expliquer. Malgré la foule des travaux qui lui sont consacrés, la compréhension de la dynamique globale reste une grande énigme.
Essayons tout de même de débroussailler les thèses en présence. Il est d’usage de distinguer trois grandes révolutions industrielles. La première débute symboliquement vers 1770 en Grande-Bretagne avec l’invention de la machine à vapeur par James Watt et la machine à filer par Richard Arkwright, deux innovations majeures (en réalité deux améliorations majeures de techniques existantes). La machine à vapeur donne une impulsion décisive à l’industrie. La transformation de la vapeur d’eau en mouvement mécanique (rotation ou va-et-vient) permet de créer des moteurs qui propulsent des bateaux, font rouler les locomotives et font fonctionner les machines des usines.
Cette première révolution entraîne le développement des usines, de la consommation de masse et de la classe ouvrière naissante. Un siècle plus tard, la Grande-Bretagne (et l’ensemble de l’Europe dans son sillage) est couverte d’un réseau de chemins de fer et d’installations industrielles.
C’est alors que survient, vers 1870, une seconde révolution industrielle portée par deux nouvelles énergies : l’électricité et le pétrole. La « fée électricité » apporte non seulement l’éclairage mais aussi le télégraphe, le téléphone et les machines électriques industrielles, plus tard la radio, le cinéma et les appareils ménagers (réfrigérateur, machine à laver…). Le moteur à explosion crée dans son sillage l’industrie automobile, les camions, les tracteurs. Malgré les crises et les guerres, rien ne vient endiguer ce flot d’innovations.
Comme pour la première révolution, le boom ne repose pas seulement sur ces innovations de base, mais sur tout un système technologique associé. Il propulse à son tour une large gamme d’applications qui, transformant les systèmes de communications, permettent l’essor de nouvelles façons de propager et de propulser…
Un siècle se déroule encore et voilà que survient la troisième révolution industrielle, celle de l’informatique, de l’ordinateur et des réseaux. Les premiers ordinateurs datent des années 1950. Les entreprises et les administrations s’équipent dans les années 1960, mais le véritable boom date des années 1970 avec l’essor de la microinformatique. Une nouvelle dynamique est en place, dans laquelle les innovations se succèdent en cascade : Internet, le téléphone portable, etc. Et voilà à nouveau l’ensemble de la société qui est touchée.
Pourquoi les révolutions industrielles ?
Lorsqu’on s’interroge sur les causes de ces révolutions industrielles, une réponse évidente vient aussitôt à l’esprit : elles sont la conséquence d’innovations techniques. Le moteur de la première révolution industrielle, c’est la machine à vapeur et le métier à filer. Le moteur de la seconde, c’est l’électricité et le pétrole, la troisième c’est le numérique. L’innovation technologique est donc le moteur des révolutions industrielles. De nombreux historiens de l’économie ont apporté des arguments solides en faveur de cette thèse. Un des premiers est Joseph Schumpeter. Cet économiste autrichien a laissé son nom à des notions clés : grappes d’innovations, types d’innovations, destruction créatrice. Il insiste sur le rôle des innovateurs (soulignant ainsi l’importance des acteurs dans ces transformations).
Après J. Schumpeter, bien d’autres historiens de l’économie ont eux aussi défendu une approche « technologique » des révolutions industrielles. Parfois en insistant d’ailleurs sur la lente maturation ayant permis cette révolution. Dès les années 1920-1930, John Clapham observe une multitude d’évolutions techniques précédant l’arrivée de la machine à vapeur et du métier à tisser. À partir de la Renaissance se développe ainsi une « protoindustrialisation » dans des secteurs comme le textile, l’horlogerie, la métallurgie, la construction navale, le bâtiment. Certaines inventions telles que le couple bielle/manivelle (qui permet de transformer le mouvement de piston d’aller et retour en un mouvement rotatif continu) permettent la construction de nombreuses machines. Plus récemment David Landes, dans L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré (1969), envisage la dynamique d’industrialisation de l’Europe comme un processus lent (contre l’idée de ruptures révolutionnaires) mettant l’accent sur l’accumulation de petits perfectionnements des procédés (pour le textile, l’électricité, la métallurgie). Le progrès technique suppose aussi l’essor de l’enseignement technique le mariage de la science et de la technique, un « mariage de savoir et d’action ».
Mais tous (y compris plus récemment Joel Mokyr (2) ou François Caron (3)) mettent donc l’accent sur l’innovation technique, le rôle des connaissances, de la recherche-développement. Dans Les Deux Révolutions industrielles du 20e siècle (1997), F. Caron intègre le rôle de la formation, du marché. Même si, pour lui, la technique joue un rôle moteur, elle doit cependant s’expliquer par certains stimulants comme les dispositifs de formation et d’organisation du travail et la pression de la demande.
Dans la tradition classique économique, le rôle de la technique a été abordé en deux temps. D’abord on l’a analysé comme « facteur exogène » (extérieur), venant augmenter la productivité. Les nouvelles théories de la croissance ont amené à repenser le rôle de la technique. Désormais, en effet, on considère que la formation, le capital humain, la recherche-développement ne sont pas extérieurs au système mais font l’enjeu d’investissements, et sont soumis aux règles du marché.
De la technique à la consommation
Pourtant, tous les historiens ne partagent pas l’idée que la technique est le moteur des révolutions industrielles. Certains considèrent que c’est du côté de la demande, et non de l’offre, qu’il faut chercher les origines de l’industrialisation.
Pour l’historien d’origine hollandaise Jan de Vries (université de Berkeley), il y eut en Grande-Bretagne une « révolution industrieuse » bien avant la révolution industrielle : dès le 17e siècle, on assiste à un essor de la production de produits manufacturés (textiles, chaussures), stimulé par la demande de consommation des nouvelles couches aisées et populaires. La réponse à cette demande se fait par une mise au travail des femmes, des enfants ou encore des paysans qui investissent. « Dans les campagnes, les paysans se spécialisèrent et consacrèrent l’hiver à la fabrication de produits textiles destinés au marché. Dans les villes, les femmes des artisans ouvrirent des boutiques et des tavernes. Au final, les journées de travail s’allongèrent, ainsi que le nombre de jours travaillés dans l’année. Cet effort des familles pour acquérir de nouveaux produits a donné lieu à une véritable “révolution industrieuse” (4) ». La révolution industrielle est donc plus la conséquence d’une évolution de la demande, qu’une cause première.
Patrick Verley partage cette analyse centrée sur le rôle de la demande. Dans un ouvrage intitulé L’Échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident (2013), l’historien constate que dès la fin du 17e siècle, soit bien avant le décollage technologique, on constate en Grande-Bretagne une augmentation de la consommation de biens manufacturés (vêtements, ameublement, alimentation) dans de larges couches de la population. Dans les classes aisées, les ventes des produits « féminins », de type savons, ustensiles de cuisine, gants, bonneterie, soieries, augmentent de façon significative. Dans les classes moyennes, les produits imitant les produits de luxe font fureur : soie mélangée, orfèvrerie d’argent plaqué, bijouterie en faux, etc. On observe ainsi un mécanisme d’émulation sociale, qui va être un des ressorts de l’extension des marchés. Ainsi de l’industrie des indiennes : les tissus rapportés des Indes connaissent un engouement extraordinaire en Europe. Rapidement, les fabricants européens proposent leur propre version, moins coûteuse, de ces étoffes très à la mode. « La production des indiennes (…) donne naissance, dans toute l’Europe, à de nombreuses entreprises importantes pour l’époque, qui emploient souvent entre cent et mille ouvriers. » Elle est un point de départ de l’industrialisation du textile. Dans les classes populaires, enfin, la révolution industrieuse conduit à une consommation accrue de produits comme les ustensiles de cuisine, les outils de bricolage ou de couture.
Ainsi, le chemin de fer n’aurait été ni une condition indispensable ni le moteur principal de l’industrialisation pendant sa première phase. D’ailleurs, on remarquera que la plupart des transports de marchandises se font encore jusqu’au milieu du 19e siècle par route ou par bateau. Ce n’est qu’une fois que le décollage économique, largement provoqué par l’essor de la consommation, a eu lieu qu’une dynamique de croissance autoentretenue par l’offre et la demande se déploie dans un processus d’ailleurs non dépourvu de phases de boom et de crises.
S’appuyant sur l’ensemble de ces travaux, les historiens de l’économie admettent aujourd’hui l’existence d’un processus en chaîne pour expliquer l’industrialisation. Deux phases différentes se seraient succédé. En Grande-Bretagne, la première phase de croissance (période 1800-1830) a été portée par l’essor de la division du travail et la conquête d’un marché intérieur. Cette première phase de croissance est baptisée « smithienne », en référence à Adam Smith et à La Richesse des nations (1776). À cette première phase, une seconde, dite « schumpetérienne » (en référence à J. Schumpeter), va prendre le relais, fondée cette fois sur les innovations techniques.
Ces deux phases qui se suivent (en se chevauchant largement) ne sont donc pas mues par la même logique : l’une est produite par la demande croissante (qui stimule l’innovation et l’essor des centres de production), l’autre est propulsée à son tour par l’offre de production et la baisse des coûts.
Cette approche décentre donc l’analyse : plutôt que de partir d’explications technologiques, on tente d’élargir notre compréhension de l’industrialisation en prenant en compte les dimensions économiques, sociales et culturelles de ce phénomène.
Chine/Occident, les raisons de la divergence
L’étude des causes de la première révolution industrielle fait partie de ces grandes questions qui, comme celles des causes de l’effondrement de l’Empire romain ou des origines de la Révolution française, ont suscité une foule de travaux, de théories et de controverses.
De la grande divergence…
La question a été renouvelée depuis les années 2000 avec l’essor d’une histoire globale non plus focalisée sur l’Occident, mais qui prend en compte les trajectoires parallèles de la Chine et de l’Occident.
Dans son livre Une grande divergence (5), l’historien américain Kenneth Pomeranz constate qu’au 18e siècle, certaines régions de la Chine (comme le delta du Yangzi) étaient aussi développées que l’Angleterre de la même époque. Dès lors, pourquoi la Chine, contrairement à l’Angleterre, n’a pas connu de révolution industrielle ? Selon K. Pomeranz, l’Angleterre disposait de deux atouts spécifiques : 1) la présence de charbon à proximité des zones industrielles, ce qui lui a fourni une énergie à bon marché ; 2) la possession des terres du Nouveau Monde, qui lui a offert du coton en abondance.
Le décollage industriel de l’Angleterre s’expliquerait ainsi non par des causes technologiques, sociales ou culturelles, comme l’envisageaient jusque-là les historiens de la révolution industrielle, mais par des facteurs écologiques contingents. Cette thèse provocante n’a pas manqué de susciter d’innombrables commentaires et critiques.
… à la petite divergence
L’une des critiques les plus fréquentes porte sur le fait que l’essor industriel de l’Occident a commencé bien avant le 18e siècle dans les régions qui bordent la mer du Nord. Cette lente montée en puissance remet en cause l’idée d’une brusque divergence de trajectoire qui aurait eu lieu en Angleterre au début du 19e siècle.
S’appuyant sur la précocité de l’industrialisation en Europe du Nord, l’historien Jan Luiten van Zande (6), notamment, a ainsi défendu l’idée d’une « petite divergence », qu’il explique par un facteur démographique : la faible natalité de l’Europe du Nord aurait produit une main-d’œuvre moins abondante, mais mieux qualifiée et ayant acquis des droits. Ce facteur démographique aurait induit en cascade un essor technologique et une poussée de la demande en biens de consommation.
L’économiste Robert Allen a développé une idée similaire. Le développement d’une main-d’œuvre mieux qualifiée et plus éduquée (les économistes parlent de « capital humain ») aurait conduit à une hausse des salaires, qui aurait elle-même conduit à une augmentation de la consommation de produits de luxe (cotonnades, textiles, thé, sucre, épices…), stimulant ainsi l’essor de la production dans les entreprises textiles, l’un des fers de lance de la révolution industrielle (7). « Grâce à une économie où les salaires étaient élevés et l’énergie bon marché, il était profitable pour les entreprises d’inventer et d’utiliser les percées technologiques de la révolution industrielle (8). »
NOTES
- (1) Klaus Schwab, La Quatrième Révolution industrielle, Dunod, 2017.
- (2) Joel Mokyr, The Gift of Athena. Historical origins of the knowledge economy, Princeton University Press, 2002.
- (3) François Caron, La Dynamique de l’innovation. Changement technique et changement social (16e-20e siècle), Gallimard, 2010.
- (4) Jan de Vries, « L’origine du consommateur moderne », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 22, mars-avril-mai 2011.
- (5) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2010.
- (6) Jan Luiten van Zand, The Long Road to the Industrial Revolution. The European economy in a global perspective, 1000-1800, Brill, 2009.
- (7) Robert Allen, The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge University Press, 2009.
- (8) Robert Allen, Introduction à l’histoire économique mondiale, La Découverte, coll. « Grands Repères », 2014.