Dominique Rousseau, constitutionnaliste : « L’Etat de droit est la forme qui garantit la qualité démocratique d’une société »

TRIBUNE

Dominique RousseauProfesseur de droit public

Le professeur de droit public réagit, dans une tribune au « Monde », aux critiques formulées vis-à-vis de l’Etat de droit, rappelant qu’il est le produit de luttes souvent longues, et qu’il participe pleinement de la vie démocratique.

Publié le 29 juin 2023 à 12h00   Temps de Lecture 3 min.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/29/dominique-rousseau-constitutionnaliste-l-etat-de-droit-est-la-forme-qui-garantit-la-qualite-democratique-d-une-societe_6179764_3232.html

Il est très tendance dans certains milieux politiques, à droite comme à gauche, mais aussi dans certains cercles académiques, de critiquer l’Etat de droit, cette forme constitutionnelle où tous les pouvoirs – législatif compris – sont soumis au respect de la Constitution et en particulier des droits et libertés qu’elle énonce. Il serait la cause de tous les maux : l’économie de marché qu’il légitimerait, la dissolution des liens sociaux qu’il provoquerait et l’individualisme qu’il sacraliserait. Il serait même responsable de la crise des démocraties en affaiblissant l’Etat, en désagrégeant les identités nationales, en provoquant la colère des peuples et la montée des populismes. Au moment où cette pensée unique se diffuse dans toute l’Europe, il est urgent d’affirmer que l’Etat de droit est la forme qui garantit la qualité démocratique d’une société.

L’Etat n’est pas né « Etat de droit ». Il a fallu des siècles, écrivait la juriste Mireille Delmas-Marty, « pour inventer un Etat de droit caractérisé par la séparation des pouvoirs et la garantie des droits fondamentaux » (Le Monde du 24 octobre 2019). Ces droits ne sont pas tombés du ciel ; ils sont le produit des contradictions sociales et des luttes, politiques et intellectuelles, souvent longues, souvent violentes pour les obtenir. « Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, relevait Camus, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lien commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes » (L’Homme révolté, Gallimard, 1951).

Gouverner, c’est calculer

Les droits fondamentaux sont tous issus de la révolte et, en ce sens, ils portent le souci de tous les hommes, ils sont le lieu commun de tous les hommes, ils signent la solidarité de tous les hommes. De cela, ils sont une politique, soulignait le philosophe Claude Lefort. Et très précisément, une politique de la société contre l’Etat. Car l’expression « Etat de droit » prête à confusion ; elle donne à croire que le droit est l’ordre dans lequel l’Etat parle, alors que le droit n’est ni le principe qui le fonde, ni la rationalité qui le guide, ni le cadre qui le contraint. La langue de l’Etat est, pour reprendre une formule de Michel Foucault (Naissance de la biopolitique, Seuil, 2004), l’économie politique ou le calcul des intérêts.

Covid-19 : les grands gagnants de « l’économie du confinement » Journal Le Monde

La pandémie a certes détruit 255 millions d’emplois dans le monde en 2020. Mais elle a aussi relancé certains secteurs et enrichi les actionnaires d’Apple, de Netflix et d’Amazon.

Par Nicole Vulser, Alexandre Piquard, Jean-Michel Bezat, Aline Leclerc, Emeline Cazi, Juli…
Journal Le Monde, vendredi 5 février 2021.

Non, le nouveau coronavirus n’a pas tout asséché ni appauvri. La crise économique est sans nul doute planétaire et historique. L’économie française a plongé de 8,3 % en 2020, selon l’Insee. De surcroît, la récession a détruit 255 millions d’emplois dans le monde, d’après l’Organisation internationale du travail. Le marché de l’automobile est exsangue, et accuse un recul de 15 % aux Etats-Unis et de 25,5 % en France. Les avions sont immobilisés au sol, les salles de restaurant et de cinéma, vides.

Toutefois, l’année 2020 aura aussi été celle d’une boulimie de dépenses de loisirs numériques et d’une fièvre acheteuse en ligne, à la suite de profonds « changements de modes de consommation », observe Simon Borel, chargé de recherches à l’ObSoCo, société d’études et de conseil en stratégie. Cela tient d’abord aux modes de vie casaniers, à cette injonction de rester à la maison, dans ce « refuge » qui préserve et protège. « L’ultime champ de repli » où nos concitoyens « ont pu agir », relève le sociologue.

Le domicile est devenu un bureau, une école, un gymnase, une salle de cinéma, mais aussi un restaurant ouvert matin, midi et soir. Partout, le télétravail a dopé les ventes d’ordinateurs (+ 4,8 % en 2020, soit la plus forte croissance annuelle depuis dix ans dans le monde) et asséché les stocks de fauteuils de bureau chez Ikea.

Les hypermarchés ont été pris d’assaut. Cela a été « une année exceptionnelle », marquée par « une accélération inédite », reconnaît Didier Duhaupand, président du groupement Les Mousquetaires, à la tête d’Intermarché. Dans l’Hexagone, la vente de produits de grande consommation a progressé de 7,7 %, selon Kantar Worldpanel. Du jamais-vu.

Car la crise a mis hommes et femmes aux fourneaux. Ils ont confectionné des gâteaux et des pains (+ 57 % pour les ventes de levure), à l’aide d’un robot flambant neuf (+ 34 % pour les ventes de modèles multifonctions), et investi dans une boîte Pyrex (+ 30 %) pour transporter leur « gamelle » au bureau. Privés de salles de spectacles, les ménages se sont rabattus sur les téléviseurs. Des grands formats, surtout. Aux Etats-Unis, leurs ventes ont bondi de 19 %.

Le désœuvrement a aussi été le meilleur ami des éditeurs de bande dessinée (+ 9 % en France), de puzzles (+ 63 % entre janvier et novembre 2020 dans l’Hexagone), des fabricants de skateboard (+ 31 % aux Etats-Unis) et de consoles de jeux. Entre avril et décembre 2020, Nintendo a écoulé 24,1 millions de sa Switch et 31 millions d’exemplaires du jeu Animal Crossing : New Horizons, exutoire favori de nombreux confinés.

Marchés dopés
Les adultes se sont, eux aussi, offert de nouveaux jouets. Les ventes de machines à coudre se sont envolées de 70 % chez Singer, atteignant 380 000 unités en France, fin 2020. Black & Decker a également profité de cette petite victoire du « C’est moi qui l’ai fait pendant le confinement » : le chiffre d’affaires du spécialiste de la perceuse était en hausse de 19 % au quatrième trimestre 2020.

ManoMano, plate-forme de vente de produits de bricolage, a généré 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires l’an passé, soit 20 % de plus que prévu. Les enseignes de bricolage (+ 4,8 %) et les jardineries (+ 8,1 %) ont bénéficié du « repli sur soi », analyse Laurence Paganini, présidente de la fédération du commerce spécialisé, Procos.

Les consommateurs ont passé plus de temps sur leur smartphone. Pour prendre des nouvelles et rire, en dépit de l’actualité. Plus de 2,6 milliards de personnes utilisent quotidiennement Facebook, WhatsApp et Instagram, soit 15 % de plus que fin 2019. L’activité du groupe de Mark Zuckerberg a augmenté de 33 % de septembre à décembre.

En ville, la crainte d’être contaminé dans un métro ou un bus a soutenu les ventes de vélo, électriques surtout (+ 20 % prévus en 2020)

Le confinement, la peur, l’angoisse d’être emporté par la pandémie de Covid-19 ont dopé nombre de marchés. A l’automne, 1,7 million de traitements supplémentaires d’anxiolytiques ont été prescrits par rapport aux prévisions initiales, d’après le rapport Epi-Phare en France rendu public à la mi-décembre 2020.

La mysophobie (crainte extrême de la saleté et des microbes) a, quant à elle, accéléré l’usage du sans-contact lors des paiements par carte bancaire et… les ventes de détergent et lessive chez Procter & Gamble (+ 12 %). En ville, la crainte d’être contaminé dans un métro ou un bus a soutenu les ventes de vélo, électriques surtout (+ 20 % prévus en 2020). « Le développement était déjà exponentiel, rappelle Virgile Caillet, délégué général de l’Union Sport & Cycle. La pandémie a accéléré la transition. » Car notre mode de vie à l’ère du Covid-19 a validé des marchés déjà jugés prometteurs.

Les jeux de hasard en ligne progressent de 40 %, note la Française des Jeux. Et la livraison de repas à domicile aurait « gagné deux à trois ans de développement sur ses plans de marche initiaux », d’après Just Eat en France.

Plusieurs valeurs boursières battent des records
Le commerce en ligne a aussi été placé sur orbite. Faute de pouvoir faire du lèche-vitrines, les consommateurs se sont rués sur Internet. En France, le Web représente désormais 13,4 % des ventes, rapporte la Fédération du e-commerce et de la vente à distance, grâce au bond de 32 % des achats de produits physiques. Soit 112 milliards d’euros au total.

La Toile a recruté partout de nouveaux adeptes : au Brésil (+ 66 %), au Mexique (+ 54 %), en Russie (+ 45 %), mais aussi en Inde (+ 28 %), observe Euromonitor International. Les transporteurs, les fabricants de carton et, bien sûr, Amazon en ont fait leur miel. Pour la première fois depuis sa création, en 1994, le site de Jeff Bezos a généré plus de 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires au cours d’un trimestre. L’américain a clos l’exercice 2020 sur 320 milliards d’euros de ventes (+ 38 % par rapport à 2019).


Les mesures de confinement ont fait « tomber des barrières » sur le marché de la visioconférence, juge Gilles Bertaux, cofondateur de Livestorm, le spécialiste français. Ce média s’est imposé aux employeurs, aux salariés, aux écoliers et aux étudiants. Résultat : la société organise 40 000 événements par mois. Son concurrent, Zoom, revendique près de 400 000 entreprises clientes de plus de dix employés. Son chiffre d’affaires devrait quadrupler, à plus 2 milliards d’euros en 2021.

La « visio » payante entre aussi dans les mœurs, pour un cours de yoga ou une consultation médicale. Pas moins de 19 millions d’actes réalisés en téléconsultation ont été remboursés par la Sécurité sociale en 2020, dont 8 millions par le biais de Doctolib. Le verrou psychologique de l’abonnement en ligne à un service a sauté.

Apple revendique désormais 620 millions d’abonnements, soit 140 millions de plus que fin 2019. Netflix, lui, en affiche plus de 200 millions dans le monde (+ 31 % en un an), avec des revenus avoisinant 25 milliards de dollars (20,8 milliards d’euros, + 24 %). Vingt-trois ans après sa création, le site de films et séries approche du seuil de rentabilité.
Aucun de ces phénomènes n’a échappé à la Bourse. En dépit de la crise économique, plusieurs valeurs, soutenues par la politique très accommodante des banques centrales, battent des records. A commencer par Apple. L’américain a réalisé le plus gros bénéfice trimestriel jamais enregistré par une entreprise privée : 23,8 milliards d’euros fin 2020. La firme pèse dorénavant 2 300 milliards de dollars en Bourse.

De nombreux investisseurs se sont enrichis
Le contexte pandémique n’a pas non plus empêché les levées de fonds. Fin 2020, Livestorm a levé 25 millions d’euros. Chez Deliveroo, le montant est encore plus spectaculaire : après avoir bouclé un tour de table de 180 millions de dollars mi-janvier 2021, le britannique vaut désormais 7 milliards de dollars. La plate-forme de livraison se délecte de la fermeture des restaurants : elle a décroché le référencement de 46 000 restaurants, dont la plupart ont été privés d’activité. L’entreprise qui fait rouler 110 000 livreurs file tout droit vers une entrée en Bourse, dès avril. Ce sera au bénéfice de ses actionnaires, des fonds d’investissements, surtout, et… d’Amazon.

Les sociétés pharmaceutiques ont tiré le meilleur parti de 2020. Du moins celles qui se sont positionnées avec succès sur le vaccin contre le Covid-19

De fait, la crise a déjà enrichi moult investisseurs, à l’image des actionnaires de Spotify. La capitalisation boursière du champion du streaming musical a doublé, pour atteindre 65 milliards de dollars, à la faveur de la hausse du nombre d’abonnés (+ 24 %, à 155 millions).

DocuSign fait aussi partie des gagnants. Le leader mondial de la signature électronique (solution sécurisée lors de la conclusion de contrats à distance) a vu son activité franchir le cap du milliard de dollars. Son cours de Bourse a explosé : + 188 % en un an.

Sans surprise, les sociétés pharmaceutiques ont également tiré le meilleur parti de l’année écoulée. Du moins celles qui se sont positionnées avec succès sur le vaccin contre le Covid-19. Moderna, dont le vaccin est autorisé dans l’Union européenne depuis le 6 janvier, dépasse les 60 milliards de dollars de capitalisation boursière. Lonza, son sous-traitant suisse, en profite : son bénéfice net a connu une hausse d’environ 35 % en 2020.

Au fil de l’année, le cours de la firme allemande BioNTech, qui a développé avec Pfizer un vaccin à ARN messager, a bondi de 250 %. La fortune de son PDG, Ugur Sahin, s’élève aujourd’hui à plus de 5 milliards de dollars, à en croire Bloomberg. Albert Bourla, directeur général de Pfizer, s’est aussi largement enrichi, lors de la vente de 5,6 millions de dollars d’actions du laboratoire, le 9 novembre 2020, jour de l’annonce de bons résultats préliminaires de son vaccin. Depuis, le groupe estime que celui-ci devrait générer 15 milliards de dollars de ventes en 2021.


Si les actionnaires de ces entreprises se frottent les mains, qu’en est-il de leurs salariés ? Ont-ils aussi bénéficié de la crise ? Chez Black & Decker, le PDG a adressé un message de remerciement à « chacun » des 53 000 employés pour leur « performance héroïque » et leur a accordé… un jour de congé, lundi 1er février. « On l’a pris », déclare Pierre Rousseau, représentant CFDT au comité européen du groupe, et délégué central des usines françaises, en soulignant qu’« il est certain que les salariés auraient préféré une prime ou une augmentation de salaire ». Un sentiment largement partagé, après une année si particulière.

Multiples controverses
Car les représentants du personnel sonnent régulièrement l’alarme. En entrepôt, par exemple, les cadences ont été infernales. Le syndicat SUD note combien les postiers ont été « rincés » par l’explosion du nombre de livraisons assurées par La Poste fin 2020, avec près de 4 millions de colis par jour en France. Depuis l’irruption de la pandémie, l’emballement de la « gig economy », cette économie de petits boulots précaires que symbolisent les livreurs Deliveroo ou Uber Eats, soulève de multiples controverses.

Just Eat, qui jure prôner un modèle social plus responsable, annonce vouloir recruter 4 500 livreurs en CDI en 2021 dans l’Hexagone. Amazon veille aussi à son image. Accusé au printemps 2020 de ne pas avoir suffisamment protégé ses employés, le site américain a augmenté leur salaire de 2 euros de l’heure, d’avril à juin, puis distribué une prime d’été de 500 à 1 000 euros, et, enfin, reconduit une prime de fin d’année liée au pic d’activité des fêtes.

Chez Seb, la prime dite Macron a été versée en deux fois à près de 3 900 des 6 000 employés français. Et pour faire face à la hausse d’activité dans ses usines hexagonales et l’envolée de la demande de yaourtières (+ 26 %) et de machines à pain (+ 39 %), le groupe a accordé une prime de 15 euros par jour à ses salariés, entre mars et juin 2020. Au premier trimestre 2021, une « centaine d’intérimaires seront embauchés en contrat à durée indéterminée », précise son directeur des ressources humaines, Dan Abergel.

Le secteur de la vente en ligne embauche aussi à tour de bras. En France, ManoMano va signer 350 recrutements en 2021, après 200 en 2020. Fin 2021, le site emploiera plus de 1 000 personnes. Amazon, lui, a déjà recruté 400 000 personnes entre janvier et octobre 2020, soit plus de 1 300 par jour en moyenne, dans le monde. L’e-commerçant, qui fait travailler 1,15 million de salariés, figure parmi les premiers employeurs des Etats-Unis, aux côtés de Walmart (2,2 millions). Signe que le Covid-19 n’a pas fini de bousculer le monde de l’entreprise.

Le diplôme n’efface pas la distance de classe

https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/06/le-diplome-n-efface-pas-la-distance-de-classe_5393521_3224.html

Les étudiants issus de milieux populaires rivalisent d’efforts pour trouver un équilibre entre leur milieu d’origine et celui qu’ils rejoignent.

Par Isabelle Dautresme Publié hier à 12h00

Fils d’ouvrier, Nassim Larfa a usé ses pantalons sur les bancs de collèges et lycées estampillés « zone d’éducation prioritaire ». Aujourd’hui, à 22 ans, il est diplômé de Sciences Po Paris. Sans être exceptionnel, son parcours est suffisamment rare pour être remarqué. Pour preuve, selon l’Observatoire des inégalités, si près de 30 % des jeunes de 18 à 23 ans sont enfants d’ouvriers, ils ne représentent que 11 % des effectifs étudiants et à peine 6 % de ceux des grandes écoles.

A Sciences Po, Nassim Larfa a découvert un autre monde. « Le décalage avec le lycée était énorme. La très grande majorité des étudiants venaient de milieux très favorisés. Pour eux, l’IEP n’était qu’une étape pour accéder à autre chose, tandis que, pour moi, c’était un aboutissement. » Hélène (le prénom a été modifié) se souvient elle aussi de ses premiers pas à l’EM Grenoble : « Je me suis retrouvée avec des personnes dont les habitudes, les manières de s’amuser, de se détendre n’étaient pas les miennes. Aller boire un verre après les cours ou aujourd’hui après le travail, et organiser des fêtes dans des appartements, c’est quelque chose que l’on ne fait pas dans mon milieuD’abord parce que ça coûte cher. »

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Acquérir les codes sociaux

Car il ne suffit pas d’ouvrir les portes des grandes écoles aux étudiants les plus modestes pour que les compteurs soient remis à zéro. « Ce type de scolarité les contraint à traverser l’espace social. Ils doivent fournir un gros effort pour acquérir les codes sociaux du milieu qu’ils rejoignent », analyse Paul Pasquali, sociologue, auteur de Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes (Fayard, 2014).

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« Certains étudiants ont un mépris énorme pour toute personne qui ne vient pas du même milieu qu’eux »

A ces difficultés à trouver ses marques et à s’adapter à un nouvel environnement peut s’ajouter le sentiment de ne pas totalement mériter sa place. C’est ce qui est arrivé à Mathilde Millet. Issue de quartiers ZEP, la jeune femme a rejoint l’Institut d’études politiques de Lille après avoir bénéficié d’un dispositif d’égalité des chances. Il n’en fallait pas plus pour la rendre « suspecte » d’avoir bénéficié d’un coup de pouce. « Certains étudiants ont un mépris énorme pour toute personne qui ne vient pas du même milieu qu’eux, notamment les boursiers. » La jeune femme raconte s’être sentie tellement mal à l’aise qu’elle a pensé un moment arrêter. « Alors même que cette école j’en avais rêvé. »

Kylian (le prénom a été modifié) n’a pas bénéficié de programme particulier et il n’a pas intégré une grande école, mais la fac. Il n’empêche, le passage dans l’enseignement supérieur n’a pas été simple pour lui non plus. Dans sa famille, on n’a pas fait d’études et « on ne voyait pas l’intérêt d’en faire ». Lui a commencé par un CAP comptabilité dans un lycée d’Ardèche avant d’enchaîner sur un bac technologique. Une fois son diplôme en poche, il décide de prendre le large et met le cap sur Paris, loin de sa famille. « Lorsque je suis arrivé en fac d’histoire, j’ai tout de suite eu l’impression de ne pas être légitime. »

Eloignement avec la famille

Un sentiment qu’il ressent d’autant plus fortement que chez lui « il n’y a pas de livres », qu’on ne parle pas « culture » et qu’il a connu « une scolarité chaotique ». « J’avais et j’ai toujours du mal à assumer mon parcours et à dire d’où je viens. Au fond, j’ai honte », confesse-t-il. Pour rattraper son « retard culturel » et « se sentir enfin à sa place », il s’est mis à beaucoup lire, à aller au théâtre, à fréquenter les musées… au prix d’un éloignement avec sa famille. « Mes sœurs regardent la télé-réalité et rêvent de partir en vacances dans des parcs de loisirs, quand moi j’aime la littérature et voyager. C’est difficile à admettre, mais nous n’avons plus rien en commun. Je culpabilise mais tout prétexte est bon pour ne pas aller les voir », admet Kylian.

Cette mise à distance de la classe d’origine, fréquente lors des parcours de migration sociale, n’est ni automatique ni nécessairement définitive.

Cette difficulté à maintenir un équilibre entre le milieu d’origine et celui auquel le diplôme donne accès, David Foltz l’a connue lui aussi. Fils d’ouvrier mosellan, passé par Sciences Po, puis l’ENA, il a franchi les frontières sociales « en veillant à ne jamais renier ses origines ». S’il ne dévoilait pas spontanément d’où il ne venait ni ce que faisaient ses parents, il disait la vérité quand on lui posait la question. « Mais le monde ouvrier est si éloigné de celui de la plupart des étudiants que je côtoyais, que lorsque je disais que mon père était tuyauteur on me répondait parfois : “Ah, il a une boîte de chauffage” », se souvient-il.

Malgré des allers-retours réguliers entre sa famille, restée en Moselle, et les élites qu’il fréquente désormais, David Foltz concède que le fossé s’est creusé. « Ils sont fiers de moi. Quand je rentre, ils me charrient et me disent que je vais devenir président, mais, au fond, ils ne comprennent pas vraiment ce que je fais. Ce qui m’attriste le plus, c’est de ne pas pouvoir partager. » Cette mise à distance de la classe d’origine, fréquente lors des parcours de migration sociale, n’est cependant ni automatique ni nécessairement définitive. C’est notamment le cas « lorsque le changement de classe correspond au désir des parents, précise la philosophe Chantal Jaquet qui a codirigé La Fabrique des transclasses (PUF, 2018). Les sacrifices que certaines familles sont prêtes à faire pour que leurs enfants connaissent une vie meilleure, le transclasse ne peut les oublier ».

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« On assiste à des phénomènes de regroupement – d’homophilie sociale – liés aux expériences antérieures, aux manières de penser, de se vêtir, de se divertir »

Nassim Larfa, lui, a le sentiment de naviguer entre deux mondes. « C’est hyper-important pour moi de rester proche de mes copains de la cité. Je suis d’un milieu populaire et le diplôme de Sciences Po n’y change rien. J’ai conscience que je n’aurai jamais les codes des milieux favorisés, que je ne pourrai jamais vraiment appartenir à ce monde, même si, aujourd’hui, je m’y sens à l’aise. » Car ce n’est pas parce qu’on fait les mêmes études que la distance sociale disparaît. Au contraire, « on assiste à des phénomènes de regroupement – d’homophilie sociale  liés aux expériences antérieures, aux manières de penser, de se vêtir, de se divertir », prévient Paul Pasquali. Un phénomène qui perdure longtemps après l’obtention du diplôme.

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En témoigne Hélène. Même diplômée d’une grande école de commerce et avec un salaire confortable, elle ne se sent toujours pas à sa place dans sa nouvelle classe. « Je m’entends bien avec mes collègues, mais, dans l’entreprise, les personnes vers lesquelles je vais spontanément et avec qui je me sens vraiment à l’aise me ressemblent. Ce sont les femmes de ménage, les secrétaires… Avec elles seulement, je n’ai pas besoin de faire d’efforts. »

Gaël Giraud : « Le lien social est ce qui fait qu’une société tient debout »

https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/06/gael-giraud-le-lien-social-est-ce-qui-fait-qu-une-societe-tient-debout_5393520_3224.html?fbclid=IwAR29qxjg7fOY3UD0ydBonQa5jhU-iMOOpmPtE7pd3ySvSOHHlTCU9KG339A

Entretien avec l’économiste en chef de l’Agence française de développement, qui s’alarme de la distance croissante entre riches et pauvres. Propos recueillis par Annie Kahn Publié hier à 12h00 Temps de Lecture 4 min.

A l’occasion de la conférence du vendredi 7 décembre 2018, organisée par l’Agence française du développement (AFD) sur le thème « Inégalités et lien social », Gaël Giraud insiste sur l’interdépendance entre égalité et solidarité.

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Comment définissez-vous le « lien social » ?

C’est ce qui fait qu’une société tient debout. Le droit ne suffit pas. Encore moins le marché. Ce qui explique la crise actuelle du lien en Europe, au ­Brésil, aux Etats-Unis… Depuis les années 1990, la social-démocratie a réduit la justice sociale à l’égalité des chances. Or l’égalité des chances procède d’une vision atomisée et darwinienne de la société qui tient les liens de solidarité pour négligeables. Pour les raviver, il faut réduire les inégalités de position : revenu, genre, patrimoine, éducation, génération, handicap…

L’égalité des chances procède d’une vision atomisée et darwinienne de la société qui tient les liens de solidarité pour négligeables.

Vous pensez donc que l’augmentation des inégalités dégrade le lien social ?

Avec [la philosophe] Cécile Renouard, j’ai conçu un « indicateur de capacités relationnelles » (RCI) qui mesure la qualité relationnelle selon trois dimensions : l’accès aux réseaux (routes, télécommunications, écoles, centres de soin, télécommunications…) ; la qualité des relations avec nos proches ; l’engagement pour l’intérêt collectif (mouvements de jeunesse, syndicats, communautés religieuses, partis politiques, vote…). En Indonésie comme au Nigeria, lorsque les écarts de revenus augmentent trop, la qualité du lien social mesurée par le RCI se dégrade.

A l’inverse, est-ce que la réduction des inégalités renforce le lien social ?

Elle prévient les déchirures. Mes travaux en macro-économie montrent aussi que réduire les inégalités améliore la croissance potentielle, nonobstant les problèmes écologiques associés au PIB.

En France, selon l’Insee, l’écart de niveau de vie s’est réduit entre les 30 % de Français les plus ­modestes et la médiane. Comment ­expliquez-vous que cette diminution des ­inégalités s’accompagne d’une augmentation des tensions ?

Pour la première fois depuis deux siècles, un enfant n’a pas plus de chances de faire de bonnes études que ses parents

Si l’écart entre ces deux tranches se réduit, c’est le signe du déclassement des classes moyennes. En 2016, le revenu médian en France, comme celui des 30 % les plus modestes, n’avait toujours pas retrouvé son niveau d’avant le krach de 2008. Les inégalités mesurées selon l’indice de Gini sont plus élevées aujourd’hui qu’il y a vingt ans. En cause, un schisme qui est aussi éducatif. L’ascenseur scolaire est en panne depuis vingt ans en France. Pour la première fois depuis deux siècles, un enfant n’a pas plus de chances de faire de bonnes études que ses parents. Un tiers d’une classe d’âge est diplômé du supérieur. Ce tiers concentre les pouvoirs politique, médiatique, économique, et n’a quasiment plus de relation avec le reste de la population, d’où la dislocation du corps social, les tensions et les incompréhensions actuelles.

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Pour réduire les inégalités, faut-il investir autant dans la constitution du lien social que dans l’accès à l’eau, à l’alimentation, à la santé ?

Tout va ensemble ! En Afrique et en Inde, le puits est un lieu de socialisation privilégié, tout comme les repas, partout dans le monde. Pour refaire des liens, la promotion des « communs » est décisive. Les stades, les piscines, le sport sont des médiations importantes. Mais aussi la langue, la culture… Ce que nous partageons en commun, voilà ce qui nous humanise et que le « chacun pour soi » de la privatisation met en péril.

Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux peuvent-ils aider à consolider ce lien commun ?

Ils sont un vecteur évident de connexion à sa communauté. J’ai travaillé à alphabétiser des enfants roms en France, qui vivent pieds nus mais ont tous un téléphone portable. Dans bien des régions d’Afrique, le portable est arrivé avant le raccordement au réseau électrique. Mais les réseaux virtuels désocialisent aussi les adolescents. Ils contribuent donc à la première dimension de notre indicateur mais nuisent aux relations avec nos proches, et peuvent être désastreux vis-à-vis de l’engagement collectif : en témoignent les élections italiennes et brésiliennes. Or un lien social de qualité exige la prise en compte de ces trois dimensions.

Les fabricants d’électroménager lourdement sanctionnés pour entente sur les prix

BSH, Electrolux, Whirlpool… six grandes marques de réfrigérateurs, de lave-linge et de cuisinières devront payer 189 millions d’euros d’amendes.

Par Jean-Michel Bezat Publié aujourd’hui à 11h00, mis à jour à 14h30

Questions sur le document :

-Quelles sont les entreprises condamnées ?

-Quelle était leur part du marché de l’équipement ménager ?

-Quelle autorité de la concurrence a enquêté sur leurs pratiques et a prononcé la sanction ?

-Pour quelle raison ces entreprises ont-elles été condamnées ?

https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/12/06/les-fabricants-d-electromenager-lourdement-sanctionnes-pour-entente-sur-les-prix_5393447_3234.html

AUREL

Ils se retrouvaient non loin du siège parisien de leur syndicat, le Groupement interprofessionnel des fabricants d’appareils d’équipement ménager (Gifam), dans les restaurants alentour ou le très chic salon de thé Ladurée. Il y avait là des dirigeants de six firmes pesant près de 70 % du marché : BSH (Bosch, Siemens, Viva, Neff), Candy Hoover, Eberhardt Frères (Liebherr), Electrolux (AEG, Arthur Martin), Indesit (Ariston, Scholtès) et Whirlpool, deux groupes qui ont fusionné depuis. Lors de ces réunions tenues entre septembre 2006 et avril 2009, ils s’entendaient pour relever de concert le prix de vente conseillé aux distributeurs et accroître ainsi leurs marges au détriment des consommateurs.

Alertée par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) du ministère de l’économie, l’Autorité de la concurrence a mené une enquête de quatre ans avant d’annoncer, jeudi 6 décembre, des sanctions pour un montant de 189 millions d’euros.

Les entreprises concurrentes s’étaient entendues sur des prix planchers en dessous desquels elles ne pouvaient descendre et sur un barème des majorations : 20 euros sur les appareils vendus moins de 200 euros ; 30 euros pour les produits entre 200 et 400 euros ; et 50 euros au-delà. Il ne s’agit pas de dérapages de seconds couteaux, mais d’une politique décidée « au plus haut niveau des entreprises lors de réunions secrètes », indique l’autorité administrative présidée par Isabelle de Silva.

Transiger pour bénéficier d’une « réduction de sanction»

« La concertation sur les hausses de prix se déroulait en trois étapes. Dans un premier temps, les dirigeants des entreprises se réunissaient pour définir les grandes lignes des hausses des prix avant que les responsables marketing ne discutent de leur mise en œuvre, détaille l’Autorité de la concurrence. Enfin, les dirigeants se réunissaient à nouveau pour finaliser les modalités de la hausse de prix discutée et garantir ainsi un meilleur suivi. Des échanges téléphoniques complétaient ces discussions. »

En outre, les fabricants (sauf Electrolux) se sont concertés entre mai et septembre 2009 sur les conditions commerciales appliquées aux cuisinistes afin de réduire le coût des contrats d’exposition de leurs produits chez ces derniers.

Les preuves de l’entorse à la loi étaient évidentes et ces grands noms des « produits blancs » (réfrigérateurs, lave-linge, sèche-linge, lave-vaisselle, tables de cuisson, cuisinières…) vendus en magasins ou en ligne ont préféré transiger pour bénéficier d’une « réduction de sanction », indique l’autorité indépendante. BSH a même sollicité la « procédure de clémence ». En échange d’une collaboration plus étroite avec les enquêteurs, le groupe allemand, qui est détenu par une fondation, a eu droit à une réduction supplémentaire.

Les amendes vont de 1 million d’euros pour Eberhardt Frères, le moins impliqué, à 46 millions pour Indesit, 48 millions pour Electrolux et 56 millions pour Whirlpool.

Reste à connaître l’ampleur de l’impact de ces ententes sur les prix facturés aux consommateurs. Durant ces quatre années, le marché n’était pas florissant. Les industriels incriminés ont expliqué que leurs coûts augmentaient alors que leurs prix de vente stagnaient, voire baissaient.

Dommage relativement limité pour le consommateur

Pour l’Autorité de la concurrence, « le dommage pour le consommateur final a pu être relativement limité ». Les grands distributeurs (Darty, Boulanger, enseignes de la grande distribution) conservent, en effet, un certain pouvoir de négociation des prix. En outre, la concurrence dans les « produits blancs » des géants asiatiques, comme les coréens Samsung et LG, ont sans doute atténué les effets de l’entente sur le porte-monnaie des ménages.

Le gendarme du commerce et des services traque les entorses à la concurrence dans tous les domaines. Sur les vingt-six plus grosses sanctions financières prononcées depuis 2000, seize concernent des ententes sur les prix, neuf des abus de position dominante et une la réalisation d’un achat anticipé, en l’occurrence l’acquisition de SFR et Virgin Mobile par Numericable, sanctionnée en 2016.

Le bilan financier de l’Autorité de la concurrence est très variable d’une année sur l’autre. Il dépend largement d’un ou deux dossiers où ses enquêtes ont abouti. Ainsi, le milliard d’euros d’amendes infligées en 2014 est dû, pour l’essentiel, aux 951 millions réclamés à des géants des produits d’hygiène et d’entretien (L’Oréal, Procter & Gamble, Henkel…). Au total, le Trésor public a récupéré 6,5 milliards depuis 2004.

Les plus grosses amendes infligées pour entente

A ce jour, c’est Orange qui a été sanctionnée de la plus lourde amende (350 millions d’euros en 2015), suivie d’Engie, pour la fourniture de gaz (100 millions en 2017). Pour le reste, il s’agit de cartels. Les géants des lessives (Colgate-Palmolive, Henkel, Unilever, Procter & Gamble…) ont été condamnés à 368 millions d’euros en 2011, ceux des produits d’hygiène et d’entretien (L’Oréal…), à 951 millions, en 2014. Une dizaine de grandes messageries ont été sanctionnées (672 millions), en 2015, et les trois opérateurs de téléphonie mobile, en 2005 (534 millions). Il y a également eu des sanctions pour entente sur les prix de la farine (242 millions), en 2012, et la production de lino (302 millions), en 2017.

 

Protectionnisme : « Trump donne les clés du monde à la Chine »

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Dans un tchat, Arnaud Leparmentier, correspondant du « Monde » à New York, a répondu, jeudi, à des questions d’internautes sur le protectionnisme pratiqué par l’Amérique de Donald Trump.

LE MONDE |  • Mis à jour le 

 

Hillary : Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de mesures protectionnistes prises par Trump ?

Arnaud Leparmentier : Pour répondre à votre question, en voici quelques-unes, pêle-mêle : les droits antidumping sur des avions Bombardier de 300 % (annulés depuis par un panel indépendant) ; les droits sur les panneaux solaires et les lave-linge ; les droits sur le bois et le papier canadiens ; l’interdiction d’acquisitions chinoises dans les semiconducteurs ; ou encore le refus de nommer des juges à l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce (ce qui la bloque).

Xavier : Existait-il des mesures protectionnistes aux Etats-Unis avant Trump ?

Oui, il en existait beaucoup. Il n’y a pas de rupture complète. La guerre du bois avec le Canada dure depuis une éternité, celle de l’acier aussi, tout comme les querelles automobiles. Obama a interdit le rachat d’entreprises de semiconducteurs par des Chinois, Trump aussi ; Airbus a fini par perdre le contrat des avions ravitailleurs.

Le marché américain est particulièrement difficile à pénétrer. Le représentant au commerce, Robert Lighthizer, adepte du protectionnisme, a été confirmé par 82 sénateurs sur 100. Cette tentation du repli n’est donc pas une lubie de Trump, elle est beaucoup plus consensuelle qu’on ne le croit en Europe.

Aboy : Est-ce que Trump s’inspire d’un ou de plusieurs de ses prédécesseurs à la Maison Blanche pour sa politique économique ? Reagan peut-être ?

Il se revendique de Ronald Reagan dans ses slogans : « America is back » (« l’Amérique est de retour « ) pour Reagan ; « America first » (« l’Amérique d’abord ») pour Trump. Et surtout, il s’en inspire pour sa réforme fiscale : baisse des impôts et des déficits, simplification et dérégulation. Attention cependant de ne pas faire l’erreur qui a été commise à l’égard de Reagan, qui a sorti les Etats-Unis de la récession et de l’inflation. Tout n’est pas mauvais chez Trump, sous prétexte que c’est Trump. La réforme fiscale est une réforme traditionnelle de droite, avec une baisse des impôts et des déficits. De plus, Reagan était confronté au même défi que Trump avec la Chine, mais c’était avec le Japon.

Shaq : Les mesures protectionnistes de l’administration Trump ont-elles eu des effets sur le pouvoir d’achat de la classe moyenne américaine ?

Marcel : Les Américains ont-ils senti le moindre changement positif dans leur vie quotidienne, lié à la politique protectionniste de Trump ?

Non, c’est trop tôt et trop ciblé. C’est même le contraire : il y a eu des importations massives de lave-linge en décembre, pour éviter les droits de douane prévisibles imposés en janvier.

Les entreprises high-tech ont du mal à obtenir des visas ; les agriculteurs sont inquiets pour leurs exportations et quelques entreprises qui ont obtenu gain de cause (Whirlpool sur les lave-linge) sont satisfaites. Mais le déficit commercial bat des records, en dépit du dollar faible, ce qui prouve que ce sujet est mal abordé par Donald Trump.

Lire aussi :   Aux Etats-Unis, l’attribution des visas, un système kafkaïen

Lisandru : Au vu des annonces et investissements notamment du secteur automobile américain, Trump est-il en train de réussir son pari de rapatrier nombre d’emplois aux Etats-Unis ?

Partiellement, en tous cas. L’explication est simple : le marché est énorme, les entreprises automobiles veulent avoir accès à ce marché et se disent que l’Alena n’est peut-être pas pérenne. Dans le doute, elles préfèrent réinvestir aux Etats-Unis. C’est le cas des pick-up, qui seraient taxés à 25 % si l’on en revenait au régime normal de l’Organisation mondiale du commerce. Fiat Chrysler va rapatrier sa production de pick-up du Mexique dans le Michigan ; General Motors, de son côté, réduit la voilure. Pour l’automobile classique, c’est moins évident : le taux OMC est de 2,5 %, ce n’est pas une barrière insurmontable. Il n’empêche : les constructeurs Toyota et Mazda ont annoncé des investissements dans l’Alabama, où les salaires sont faibles.

Lire aussi :   Le pick-up, histoire d’une réussite protectionniste

Unknown : La politique économique de Trump est-elle soutenue par les Américains ? Que disent les sondages à ce sujet ?

Même s’il reste très impopulaire (plus de 53 % de rejet), Trump remonte sensiblement dans les sondages depuis quelques semaines (il était en dessous de 37 % à l’été 2017, il s’approche de 41 %, selon le site FiveThirtyEight, spécialisé dans le datajournalisme). C’est visiblement la réforme fiscale qui se fait sentir immédiatement, en raison du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, et parce qu’il montre qu’il peut agir. A l’été 2017, personne ne croyait une seconde qu’il réussirait à faire adopter cette réforme.

Jeune inculte : Est-ce que la politique protectionniste de Trump est le signe du déclin des Etats-unis ?

Non, les Américains possèdent un savoir-faire technologique et numérique considérable. Ils prennent seulement conscience que la mondialisation conduit à une égalisation relative des conditions par classe sociale : si vous êtes ouvrier aux Etats-Unis, il n’y a pas de raison que vous gagniez plus que l’ouvrier chinois, expliquait récemment un économiste. C’est ce choc, que j’exagère un peu, qui a conduit à la révolte des Blancs déclassés de la mondialisation et au vote en faveur de Trump, mais aussi de Bernie Sanders, à la gauche du Parti démocrate.

MG : Est-ce que la politique protectionniste de Trump est synonyme d’un certain retour de l’isolationnisme américain ?

Oui, mais cet isolationnisme a commencé, dans d’autres domaines, sous Obama. Par un repli militaire. Commercialement, le traité transpacifique signé par Obama n’était pas soutenu par la candidate Hillary Clinton. Trump, à mon sens, commet une erreur, car les autres s’organisent sans lui. On le voit avec tous les pays qui signent entre eux des accords de libre-échange.

Il donne les clés du monde à la Chine. D’ailleurs, c’est pour cela qu’ils n’ont pas claqué la porte des négociations de l’Alena (l’Accord de libre-échange nord-américain), en découvrant que les Canadiens cherchaient d’autres voies. De même, avec la Chine, on attend le rapport sur le transfert de technologies forcé. Mais je parie davantage sur des conflits rugueux que sur une guerre commerciale destructrice.

Fitz : Qui a le plus à perdre d’un repli américain ? Les pays asiatiques ? Ne croyez-vous pas que le marché européen est suffisamment grand et diversifié entre l’Est et l’Ouest, pour pouvoir s’accommoder d’une guerre commerciale ?

Ceux qui ont le plus à perdre sont les petits pays très ouverts et très mondialisés ou ceux qui sont dépendants des Etats-Unis. Les Etats-Unis ont beaucoup à perdre, par exemple avec la Chine, tant leurs économies sont imbriquées. C’est, pour l’instant, beaucoup de bruit pour rien. Il n’y a pas de guerre avec la Chine ; les négociations sur l’Alena n’ont pas été rompues.
Le marché européen dépend énormément des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et du savoir-faire technologique américain. Enfin, ce sont surtout les entreprises qui seront très pénalisées, elles qui ont disséminé leur production à travers la planète.

Je précise qu’en aparté, les responsables européens partagent la vision antichinoise des Américains, même s’ils désapprouvent leur méthode, jugée trop brutale. C’est pour cela que les rapports entre les Etats-Unis et l’Union européenne sont apaisés : ils sont au fond assez d’accord sur le sujet majeur, la Chine.

John : Les pays frontaliers, Canada et Mexique, ont-ils des retombées économiques positives ou négatives de la politique menée par Trump ?

Le Canada essaie de profiter de la peur des investisseurs et des restrictions sur les visas américains pour attirer les talents. Il n’empêche : en cas de sortie de l’Alena, ils seraient perdants, car les Etats-Unis sont de loin leur premier partenaire. Ils s’ouvrent à d’autres pays pour compenser : le traité avec l’Union européenne et le traité transpacifique (TPP), que les Japonais ont fait revivre sans les Américains. Les Mexicains, eux, se trouvent dans une situation encore pire, car ils sont les sous-traitants des Américains. Les industriels, on le voit avec l’automobile, hésitent à investir tant que la donne n’est pas claire sur l’Alena.

ClavierQWERTY : Quel est l’impact du protectionnisme américain sur les relations avec l’Union européenne ?

Pour l’instant, il est faible, puisque Donald Trump s’est concentré sur trois régions : le Canada et le Mexique, avec la renégociation de l’Alena, la zone Pacifique (avec la sortie du partenariat transpacifique, TPP) et la Chine (avec des mesures antidumping, notamment sur le solaire et les lave-linge). Mais il a dit qu’il allait examiner le dossier.

Il ne faut pas oublier qu’il avait accordé sa première interview à la Bild Zeitung, se plaignant qu’il y avait des BMW et des Mercedes dans tout New York, mais pas de Cadillac en Europe. Sur l’Europe, Trump vise surtout l’Allemagne et son excédent commercial considérable.

NYprice : Vous parlez de tentation du repli. Mais est-elle vraiment supérieure à celle de l’Europe ?

Oui, car les Etats-Unis ont une culture d’autosuffisance agricole, énergétique, intellectuelle et économique. Le repli traverse périodiquement l’histoire des Etats-Unis, qui se sont largement repliés sur eux-mêmes dans l’entre-deux-guerres. L’Europe a toujours été plus ouverte. Elle en bénéficie puisqu’elle exporte massivement ses biens à travers la planète grâce à l’industrie allemande. Les Néerlandais et les Britanniques sont très ouverts aussi. Il peut y avoir une proximité plus forte avec la France.

Mag : La politique protectionniste de Trump risque-t-elle d’entraîner une dégradation des relations diplomatiques entre les Etats-Unis et les pays traditionnellement considérés comme leurs alliés ?

Oui, Trump a réussi à tendre les relations, notamment avec la Corée du Sud, et ce sur fond de tensions avec la Corée du Nord. Les propos qu’il a tenus sur le Mexique et le Canada n’étaient pas raisonnables. Les ravages du « trumpisme » sont surtout liés à sa parole politique.
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Se nourrir sainement quand on est pauvre

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Par Cécile BouanchaudLe 18 novembre 2017 à 18h00

L’importance de consommer des produits de qualité entre peu à peu dans les consciences, et dans tous les milieux. Mais l’alimentation reste un marqueur d’inégalité sociale.

Pour le petit déjeuner, Laïla a un rituel bien défini : elle dispose les bols de ses quatre filles sur la table, sort le lait pour les céréales, et des verres pour le jus d’orange. Du « faux jus », industriel, « couleur jaune fluo » parce que « le vrai est trop cher », confie-t-elle. Dans son appartement de Vénissieux (Rhône), cette mère célibataire est « bien consciente que le bio serait idéal », mais elle l’affirme : il lui est impossible de dépenser pour la nourriture plus de 800 euros par mois, la moitié de son budget.

Comme Laïla, quels que soient leurs revenus, la plupart des Français prennent conscience de l’importance de manger des produits de qualité. Mais l’alimentation constitue toujours un marqueur des inégalités sociales. Ces dernières ont même « tendance à s’accroître, constate le professeur Serge Hercberg, président du Programme national nutrition santé. Les populations défavorisées améliorent leur état nutritionnel, mais beaucoup moins vite et moins nettement que les plus favorisées ».

CUISINER DES PRODUITS FRAIS CHEZ SOI IMPLIQUE DE S’ÉQUIPER D’UN FOUR ET DE POUVOIR UTILISER GAZ OU ÉLECTRICITÉ SANS CRAINDRE LA FACTURE

A Lyon, Boris Tavernier défend la cause bio dans les quartiers populaires. « Les familles impécunieuses savent pleinement ce qui est sain, mais les injonctions moralisatrices et culpabilisantes autour d’une alimentation équilibrée restent intenables », explique cet ancien gérant d’une AMAP (association pour le maintien d’une agriculture paysanne), un réseau facilitant la vente directe du producteur au consommateur. En 2014, il a fondé l’association VRAC (Vers un réseau d’achat en commun) pour « faire mentir les statistiques ». Il propose ainsi des produits locaux ou bio à prix coûtant à d’autres populations que celles « déjà conquises et en mesure de se les offrir ».

Pour se rendre à sa distribution organisée vendredi 21 octobre, aux Minguettes, à Vénissieux (Rhône), il fallait slalomer entre les hautes tours traversées de courants d’air… Là, dans une salle prêtée par le centre social, six personnes, salariées ou bénévoles, disposent sur des tables en Formica les aliments commandés par une cinquantaine de familles : huile d’olive, farines aux composants divers, sucre blond, dattes, compotes, miel, fromages locaux, etc. Des aliments qui varient selon les saisons, « et en fonction des nouvelles demandes des habitants », précise Boris Tavernier. Il cite fièrement l’exemple des amandes bio émondées, trouvées à 14 euros le kilo, alors qu’elles coûtent le double au supermarché situé à quelques centaines de mètres.

La quête du « plan B »

En plus de produits issus de l’agriculture biologique ou locale, l’association fait le pari d’aliments sains, c’est-à-dire moins gras, moins sucrés, moins salés, sans produits chimiques, et riches en vitamines, minéraux, fibres et acides gras essentiels. C’est le cas de tous les produits peu ou pas transformés.

Angèle, retraitée de 72 ans, dont le budget alimentation « ne peut surtout pas dépasser 200 euros par mois »,soit 20 % de son budget total, a changé ses habitudes pour pouvoir se tourner vers ce type d’alimentation. « J’achète moins d’objets », résume la retraitée, le visage caché sous de grosses lunettes, citant les livres qu’elle emprunte désormais à la médiathèque et ses vêtements « uniquement de seconde main ».Malgré ses efforts, son budget alimentation plafonne à environ 5 euros par jour.

« Il existe un seuil critique, de l’ordre de 3,5 à 4 euros par jour et par adulte, en dessous duquel il est pratiquement impossible d’avoir une alimentation équilibrée », déplore Nicole Darmon, coauteure du livre L’Equilibre nutritionnel (Tec & Doc, 2009). Un budget dans lequel se situe justement Noujoud, 30 ans, mère d’un petit garçon qu’elle élève seule de l’autre côté de la ville, avec 200 euros par mois pour la nourriture, soit un tiers de ses revenus. Depuis sa grossesse, il y a cinq ans, la mère de famille tente de consommer bio « autant que possible ». Pour s’offrir les produits à prix coûtant proposés par VRAC, elle a « pris le bus, le métro, puis le tramway ». Une heure de trajet, autant de temps qu’il lui faut pour se rendre de son domicile à l’AMAP à laquelle elle adhère depuis septembre. Car, près de chez elle, pas de solution. D’une même voix, les adhérents de VRAC évoquent les prix « démesurés » du bio dans les supermarchés.

« Produits interdits »

En quête, comme ses voisins de Vénissieux, du « plan B », voire du « système D », Patricia a fait une demande pour un jardin partagé, « mais la liste d’attente est interminable ». Noujoud essaye, « sans grand succès », de faire pousser quelques tomates dans sa loggia, un balcon fermé de son HLM. Laïla achète ses fruits et légumes au marché de la ville, pas bio, certes, mais pas non plus trop chers, « et au moins on mange de la verdure »« Les familles savent multiplier les façons de consommer pour faire des économies », se réjouit Clara, salariée de l’association VRAC, consciente toutefois que ces initiatives« demandent un temps que tous n’ont pas ».

Il reste une liste des « produits interdits », ceux qu’on « ne peut pas se permettre » : poissons frais, fromages, dattes, miel… Noujoud souhaiterait consommer de la viande bio halal, mais elle doit se contenter de viande issue de l’élevage conventionnel qu’elle achète en « grosse quantité chez le boucher », avant de la congeler. Angèle, qui souffre d’intolérance au gluten, voudrait cuisiner avec de la farine de châtaigne, que les spécialistes lui recommandent de manger depuis son cancer, diagnostiqué il y a sept ans… Mais c’est beaucoup trop cher.

« ON PEUT CUISINER AVEC UN PANIER SOLIDAIRE, MAIS ON NE PEUT PAS NOURRIR UNE FAMILLE AVEC DES CHOUX-FLEURS », SELON HUGUETTE BOISSONNAT D’ATD QUART MONDE

Autre limite à une alimentation saine : l’apprentissage de la cuisine, qui implique « un coût induit »,comme investir dans un four, puis être capable d’assumer ses factures de gaz ou d’électricité, rappelle Huguette Boissonnat, directrice du département santé d’ATD Quart Monde, qui a publié en 2016 une vaste enquête intitulée Se nourrir lorsqu’on est pauvre. Analyse et ressenti de personnes en situation de précarité. Elle cite le cas de familles qui optent pour « des repas froids composés de chips et de miettes de thon ». Parmi les familles qui ont répondu à cette enquête se trouve Marie-France, qui se souvient du « dessert de fête » partagé récemment avec sa fille et son gendre : douze cerises, « quatre chacun ». Un dessert sain, surtout, qui tranche avec les cerises acidulées et gélatineuses piochées dans un paquet de bonbons prévu pour « tenir tout le mois ».

Salarié d’une association anti-gaspillage à Lyon, Lucas a appris à cuisiner ses restes, faisant des économies qui lui permettent de « mieux consommer »Selon une étude de 2016 de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise d’énergie (Ademe), 7,3 % des produits achetés par les consommateurs partent à la poubelle. « Avec le pain sec, on peut faire plein d’autres choses que du pain perdu, comme de la pâte à tarte ou des cakes », liste le jeune homme de 28 ans, qui a également changé ses habitudes de consommation en mangeant moins de viande. Un aliment malgré tout important pour ses apports de protéines : « On peut cuisiner avec un panier solidaire, mais on ne peut pas nourrir une famille avec des choux-fleurs », affirme Mme Boissonnat, d’ATD Quart Monde, donnant l’exemple des raviolis en boîte, « un classique chez les familles en difficulté financière », qui permet d’apporter dans le même plat viande, féculents et légumes.

L’autre écueil d’une alimentation saine réside bien souvent dans les goûts alimentaires des ménages, où la notion de plaisir est capitale. Cet aspect est d’autant plus important chez les personnes les plus démunies, fait savoir Catherine Grangeard, psychologue et psychanalyste au service de gastro-entérologie du Centre hospitalier du Montgardé à Aubergenville (Yvelines) : « Il s’agit de se donner un peu de plaisir, parce que la vie est insatisfaisante. On parle alors de nourriture-récompense. »

 Lire aussi : Olivier Assouly : « A table, on se fait d’abord plaisir »

Et ce non-choix ne dépend pas toujours d’une question d’argent : tout près du centre social où les cabas se remplissent de produits en vrac, le Casino écoule ses plats préparés, vantés à grand renfort de publicités. Nasira, mère de six enfants, dont trois vivent encore à la maison, déambule dans les rayons pour remplir son chariot. « Les repas, il faut que ce soit du plaisir », lance-t-elle, gouailleuse. Elle dépense 1 000 euros par mois pour nourrir sa famille et ne lésine pas « sur les marques et les gâteaux ». Les paniers du VRAC ne l’intéressent pas. Parce que, dit-elle, « le bio, ça n’a pas de goût ».

Journal Le Monde Novembre 2017 L’industrie française à l’épreuve. Après vingt ans de désindustrialisation, l’horizon s’éclaircit pour les entreprises françaises. Mais l’industrie tricolore peut-elle être sauvée ? « Le Monde » consacre une série en trois volets aux déboires et aux succès du made in France. Premier volet « Made in France » : l’espoir après la débâcle

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Depuis combien d’années n’y avait-il pas eu d’annonce de ce type ? Hermès, le roi du luxe à la française, a officialisé lundi 30 octobre la construction d’ici à 2020 de, non pas une, mais deux manufactures. Deux nouvelles usines d’un coup, des maroquineries, pour muscler ses capacités de production. L’une se situera en Gironde, l’autre en Seine-et-Marne. A la clé, la création de 500 emplois.

Au même moment, la jeune société 1083 se prépare à réveiller l’antique fabrique de chaussures Charles Jourdan de Romans (Isère) pour y produire des jeans, un type d’articles jusqu’à présent importé quasiment à 100 %. Chez les constructeurs automobiles, PSA et Renault, après avoir largement délocalisé leurs productions, viennent d’attribuer à plusieurs sites, dont Sochaux et Mulhouse, des modèles importants qui pourraient assurer leur avenir pour dix ans.

Les signes d’un frémissement

C’est peut-être la fin d’une longue, très longue, débâcle. Après une crise de compétitivité de plus de vingt ans qui a mis l’industrie française en lambeaux, plusieurs signes marquent un frémissement. Un retournement de tendance se profile, assurent les plus optimistes. Depuis le début de 2017, déjà, le nombre d’usines dont l’ouverture est annoncée dépasse légèrement celui des fermetures : 112 créations pour 84 disparitions en dix mois, selon le cabinet Trendeo.

« Au début des années 1980, la France avait déjà connu une forte dégradation de sa compétitivité, et redressé la situation », rappelle l’économiste Denis Ferrand, de Coe-Rexecode, un institut d’analyse proche du patronat. Le tournant de la rigueur avait alors permis de restaurer les profits des entreprises, lesquelles avaient relancé leurs investissements. Cela avait débouché sur une remontée des parts de marché puis un retour à l’équilibre du commerce extérieur.

« Aujourd’hui, on observe les premières étapes d’une séquence similaire », note-t-il. Dans l’industrie, les profits sont repartis, et les investissements aussi. Depuis deux ans, en outre, les coûts salariaux français sont retombés en dessous de ceux de l’Allemagne. Si le schéma se reproduit, l’amélioration de la compétitivité pourrait devenir vraiment tangible en 2018, estime Coe-Rexecode. A moins que les mesures de redressement n’aient été trop tardives, et que l’industrie, trop atrophiée, ne puisse plus être sauvée. « C’est le principal risque », reconnaît M. Ferrand.

Le point noir du commerce extérieur

Pour l’heure, le commerce extérieur ne donne aucun signe d’amélioration. Au cours des neuf premiers mois de l’année, le déficit extérieur a, au contraire, culminé à 48,4 milliards d’euros, selon les statistiques rendues publiques par les douanes mercredi 8 novembre. Il s’agit du déficit le plus massif depuis 2012. Il s’est creusé de 35 % en un an. A ce rythme, la France est partie pour enregistrer un trou d’environ 63 milliards d’euros sur l’ensemble de l’année, soit une des trois pires performances de son histoire. Et dans son projet de budget, le gouvernement prévoit un nouveau déficit de 63 milliards en 2018… sous réserve que le pétrole ne remonte pas d’ici là.

Satané commerce extérieur. Le point noir de l’économie hexagonale. Tandis que l’Allemagne exporte comme jamais et accumule les excédents, la France accuse, elle, un déficit record, le plus important de la zone euro. Un bon sujet de discussion pour les visiteurs du salon du Made in France, MIF Expo, qui se tient à Paris, du 10 au 12 novembre. Car ce déficit commercial, lié à 80 % à l’industrie manufacturière, signe précisément la déroute du « made in France ». D’année en année, les produits bleu-blanc-rouge se vendent moins bien, tant dans l’Hexagone que hors des frontières. Un double échec.

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Sur le papier, les Français sont pourtant sensibles au sujet. Trois sur quatre se disent même prêts à payer plus cher un article dont ils savent qu’il a été fabriqué dans le pays, selon un sondage effectué en septembre auprès de 981 personnes par l’Ifop pour Pro France, l’association de promotion de la « marque France » montée par le député (LC) Yves Jégo.

Jamais les Français n’ont acheté si peu de produits locaux

« Mais est-ce qu’ils joignent le geste à la parole ? » Fabienne Delahaye, la fondatrice du salon du Made in France, avoue s’interroger. Les chiffres montrent plutôt l’inverse. Au-delà des déclarations, jamais les Français n’ont acheté une si faible proportion de produits locaux.

De l’après-guerre jusqu’en 1970, la part du « made in France » dans la consommation intérieure (hors exportations) est restée stable, à plus de 85 %, selon les données de l’Insee. Elle n’a, ensuite, pratiquement pas cessé de baisser. Elle est tombée sous les 80 % en 1977, puis les 70 % en 2014. L’activisme d’Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif puis de l’économie entre 2012 et 2014, n’y a rien changé. Poursuivant sa descente, le « Fabriqué en France » représente 68 % de la consommation nationale depuis le début de l’année.

Le « Fabriqué en France » représente 68 % de la consommation nationale depuis le début de l’année

La récente reprise économique a accentué le phénomène. « L’appareil productif de la France ne sait pas répondre à la hausse de la demande », souligne l’économiste Patrick Artus (Natixis). Avec l’amélioration de la conjoncture, les Français consomment davantage. Mais ce que les entreprises françaises leur proposent offre souvent un rapport qualité-prix moins attrayant que les produits étrangers. Ils préfèrent donc le micro-ondes chinois à 39,99 euros chez Darty ou la Volkswagen Golf venue de l’autre côté du Rhin. Quant aux entreprises, elles investissent dans une machine-outil allemande ou un logiciel américain. Parfois, il n’existe d’ailleurs pas d’équivalent tricolore. Aucune usine française ne réalise de concurrent de l’iPhone…

Une perte de compétitivité

Problème supplémentaire : s’ils peinent à écouler leurs produits à domicile, les industriels tricolores rencontrent aussi des difficultés à l’étranger. D’année en année, la part de la France dans les exportations de marchandises de la zone euro ne cesse de reculer. De 18 % en 1998, elle est descendue à moins de 12 % aujourd’hui. L’Allemagne, elle, a maintenu sa part de marché. « Depuis vingt ans, la perte de compétitivité de l’industrie française est le phénomène majeur », celui qui explique cette double déroute du « Made in France », résume Denis Ferrand.

 

« Compétitivité » : à Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire), les 235 salariés de Tupperware entendent beaucoup ce mot depuis le 19 octobre. Ce jour-là, la direction du groupe américain a annoncé l’arrêt en février prochain de son unique site français. Un coup de tonnerre. Le personnel pensait que cette usine de boîtes en plastique, ouverte en 1973, était « indéboulonnable ». Mais victime d’une chute de ses ventes, Tupperware a décidé de sacrifier une de ses quatre usines sur le Vieux Continent pour y « rétablir sa compétitivité ». C’est sur la France que le couperet est tombé. « On nous dit qu’on coûte trop cher ! », peste la CGT.

« En dehors de l’aéronautique, du luxe et de la pharmacie, la situation est affreuse », résume M. Artus (Natixis).

En vingt ans, des centaines et des centaines de sites comme Joué-lès-Tours ont fermé, et plus d’un million d’emplois ont disparu. Des industries se sont effilochées. Dans le textile, l’habillement et la chaussure, la production a plongé de 87 % depuis 1997 ! Elle a chuté de 33 % dans la fonderie, de 30 % dans la pâte à papier. Dans le même temps, la France a raté le coche de l’électronique et de l’informatique, des domaines où tout est importé, ou presque. Les succès d’Airbus, de LVMH et Sanofi n’ont pas suffi à compenser ce déclin. « En dehors de l’aéronautique, du luxe et de la pharmacie, la situation est affreuse : énorme déficit extérieur, stagnation des exportations, poids devenu très faible dans l’économie », résume Patrick Artus (Natixis) dans une note du 3 novembre.

 

Le choc de la mondialisation

L’explication ? Après avoir prospéré durant les « trente glorieuses » (1945-1975), en s’appuyant largement sur l’Etat, l’industrie française n’a pas tenu le choc de la mondialisation. Dans un marché soudain ouvert aux quatre vents, elle s’est retrouvée handicapée par des coûts élevés du travail, une lourde fiscalité, un manque de capitaux et des efforts d’innovation limités. Pour s’en sortir, elle devrait vendre ses produits assez cher. Or son image, son niveau de gamme ne peuvent le justifier.

Conséquence : les entreprises industrielles françaises affichent une faible rentabilité. Malgré une remontée en 2016, leur retour sur capitaux engagés avoisine seulement 10 %, un niveau nettement inférieur aux 15 % nécessaires pour tirer son épingle du jeu et aux 30 % dégagés en Allemagne, selon une étude d’Accenture, EY et Roland Berger.

Les industriels tricolores manquent donc de moyens pour investir en recherche, renouveler enfin leurs machines, s’équiper en robots, monter en gamme, etc. Un terrible cercle vicieux. Et la situation risque de s’aggraver avec les énormes investissements à effectuer dans le nucléaire, qui ne peuvent que faire monter les prix de l’électricité, jusque-là un des atouts français.

 

« On peut réindustrialiser notre pays »

Rien n’est perdu, assurent les pouvoirs publics. « Oui, on peut réindustrialiser notre pays », clame Bruno Le Maire, le ministre de l’économie. Sa recette pour sortir le « made in France » de l’ornière tient en deux points. Il veut, d’une part, alléger les charges fiscales et salariales sur les entreprises, afin d’abaisser leurs coûts et d’accentuer l’avantage regagné récemment face à l’Allemagne.

« Les nouvelles technologies de production, l’usine 4.0, nous donnent une chance historique de rebattre les cartes », veut croire l’Alliance Industrie du Futur.

L’Etat pousse, d’autre part, les industriels à investir massivement dans le numérique, pour reprendre l’ascendant. « Les nouvelles technologies de production, l’usine 4.0, nous donnent une chance historique de rebattre les cartes », veulent aussi croire les dirigeants réunis au sein de l’Alliance Industrie du Futur.

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Sans garantie pour autant. A Montpellier, deux jeunes entrepreneurs avaient créé en 2010 un site Internet appelé « 100 % Made in France » pour promouvoir les produits tricolores. Présenté un temps comme une réussite révélatrice du succès croissant du « made in France », le site vient de fermer. Liquidation judiciaire.

 

« Made in France » : la preuve par SEB L’industrie française à l’épreuve (2/3). Second volet de l’enquête. Est-il possible de fabriquer des fers à repasser en France en restant compétitif face à la Chine ? En Isère, l’usine de Pont-Evêque relève un défi compliqué.

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Le Monde « Made in France, Made in ailleurs » Le règne du « made in ailleurs » L’industrie française à l’épreuve (3/3). Priorité aux prix cassés : la grande distribution fait peu de place aux produits français, un phénomène très net chez Lidl.

Troisième volet de l’enquête du Monde

L’industrie française à l’épreuve (3/3). Priorité aux prix cassés : la grande distribution fait peu de place aux produits français, un phénomène très net chez Lidl.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/11/10/le-regne-du-made-in-ailleurs_5212934_3234.html#WeEVVW6D05oyR9k8.99

Faire ses courses chez Lidl, c’est un peu se promener dans le pays où la vie est moins chère. Un royaume où les produits sont déballés sans chichis, mais les prix si serrés qu’ils semblent parfois relever de la magie. Regardez, touchez : un kiwi à 49 centimes pièce, une barquette d’émincé de poulet à 2,89 euros, un T-shirt pour femme à 4,49 euros, une chemise en flanelle à 9,99 euros…

« J’ai un Carrefour City plus près de chez moi, mais j’achète surtout ici, car le même article me coûte 70 centimes au lieu d’un euro », témoigne Fatima Salem, une cliente parisienne, grand sourire aux lèvres. A ce prix-là, elle avoue ne pas regarder d’où vient le contenu de son cabas. « Mais vous me rendez curieuse », ajoute-t-elle en retournant soudain le paquet de mouchoirs qu’elle vient de payer. « Ça vient de Chine, comme tout ici, non ? »

Non. Même chez Lidl, tout n’est pas importé de Chine. Au rayon alimentaire, une bonne partie des produits frais sort d’usines françaises. Mais l’émincé de poulet si bon marché provient, lui, d’Allemagne ou du Danemark, selon les lots. Le kiwi arrive de Nouvelle-Zélande. Tous les cafés sont allemands, de même que les shampooings. Quant au T-shirt à prix cassé, il faut longuement scruter l’étiquette pour trouver, en dessous d’une adresse allemande, l’indication « Produs în Mianmar ». C’est-à-dire « produit au Myanmar », le nom officiel de la Birmanie, écrit en roumain.

Bienvenue dans l’univers merveilleux de la consommation mondialisée. Avec le déclin du made in France et le recours croissant aux importations, le « made in ailleurs » règne de plus en plus en maître. Un phénomène particulièrement net chez Lidl, une enseigne allemande qui, pour s’imposer dans l’Hexagone, a longtemps tout misé sur les prix cassés, quitte à importer massivement. Derrière ce mouvement, c’est une nouvelle géographie industrielle qui se dessine. Au détriment, largement, des entreprises françaises. Les chiffres publiés vendredi 10 novembre par l’Insee en attestent : entre 2010 et la fin septembre 2017, la production industrielle n’a augmenté que de 3,8 % en France, alors qu’elle a grimpé de 22 % en moyenne dans le monde. Et de 58 % en Chine et dans les pays émergents d’Asie !

Chute des prix des jouets

Pour le porte-monnaie des clients, c’est une bonne affaire. Depuis que les grandes surfaces ont commencé à se fournir en Chine, il y a vingt ans, les prix moyens des jouets, par exemple, ont chuté de 22 %. « Cela explique que la pile au pied des sapins s’élève chaque année un peu plus et que les chambres d’enfants débordent », souligne le professeur d’économie François Lévêque dans Les Habits neufs de la concurrence (Odile Jacob, 240 p., 24 euros).

Au total, les ménages français économisent entre 100 et 300 euros par mois grâce aux importations des pays de délocalisation, estime Charlotte Emlinger, chercheuse au Cepii, un centre de recherche sur l’économie internationale.

« En moyenne, moins d’un produit sur trois présent dans les rayons des grandes surface est fabriqué en France », dénonce Mathieu Decroix, président de la Fédération indépendante du Made in France (Fimif)

Les promoteurs du « made in France », eux, n’ont pas de mots assez durs à l’égard de la grande distribution. « Elle a beaucoup contribué à affaiblir l’économie nationale », accuse l’ancien ministre de l’économie Arnaud Montebourg. Leclerc est « le tyran des prix bas », se désolait la présidente du syndicat agricole FNSEA Christiane Lambert dans un entretien au Monde début octobre, en redoutant que le low cost ne devienne la règle, que les produits viennent « de Chine ou de Pologne » et que les exploitations françaises ferment leurs portes.

« Les grandes surfaces communiquent sur leurs engagements en faveur du local, de l’emploi, etc., mais en moyenne, selon notre enquête, moins d’un produit sur trois présent dans leurs rayons est fabriqué en France, le carton rouge revenant à Lidl », lâche Mathieu Decroix, le président de la Fédération indépendante du Made in France (Fimif).

« Les porcs français ne sont pas assez gras »

De quoi mettre en colère Michel Biero, le patron des achats de Lidl France. « L’enquête de la Fimif est une grosse blague », juge-t-il, planté au milieu de l’immense cuisine où sont testés tous les produits, au siège de Rungis. « Regardez ces côtes de porc Le Ch’ti Porc, une marque que nous distribuons dans le nord de la France. » De belles barquettes, avec la photo de l’éleveur. « Nous payons les éleveurs un peu plus, mais nous vendons 18 % à 20 % de plus qu’avant, précise M. Biero. Financièrement, on s’y retrouve donc. Croyez-moi : chaque fois que c’est possible, j’ai des produits français dans mes rayons. »

« Quand j’achète mon lait en Allemagne, je le paie moins cher, car les industriels y sont plus compétitifs », explique Michel Biero, patron des achats de Lidl France.

Seulement, ce n’est pas toujours possible, admet-il. Question de matière première, parfois : « Les porcs français ne sont pas assez gras, si bien que 70 % de nos lardons viennent du reste de l’Europe », reconnaît le dirigeant. Question de coût, surtout : « Quand j’achète mon lait en Allemagne, je le paie moins cher, car les industriels y sont plus compétitifs. »

Pour la même raison, les cochons Ch’ti Porc sont élevés en France, mais abattus et découpés en Belgique, avant de revenir dans les supermarchés français. Afin de comprimer les prix, Lidl massifie aussi les volumes en achetant son café pour toute l’Europe auprès d’un seul fournisseur allemand. Même logique pour les cosmétiques, qui viennent systématiquement de Dalli Group, un groupe familial d’outre-Rhin. Quant au textile, pas de miracle : Lidl s’approvisionne dans les pays les moins chers, avant tout en Asie.

Cap sur la Chine ? Pendant vingt ans, ce pays a été le grand gagnant de la recomposition industrielle internationale. En 2010, il a détrôné les Etats-Unis comme premier Etat manufacturier de la planète. Depuis, il a accentué sa domination. Aujourd’hui, il assure à lui seul 24 % de la production industrielle mondiale, soit deux fois plus qu’en 2005, selon les statistiques des Nations unies. Une ascension spectaculaire ! La part des Etats-Unis a été ramenée dans le même temps de 20 % à 16 %. Suivent le Japon et l’Allemagne.

L’« atelier du monde »

Le président Xi Jinping, tout à son rêve d’hyperpuissance, n’a pas dit son dernier mot. Des centaines d’usines sont en chantier en Chine, et d’autres se profilent. Tesla, le roi californien de la voiture électrique, y négocie par exemple sa première implantation, près de Shanghaï.

Pourtant, la donne est en train de changer. Car ces dernières années, le coût du travail a fortement augmenté en Chine. Il a triplé depuis 2005. En outre, Pékin ne cesse de durcir ses normes sur l’environnement, ce qui rabote l’avantage compétitif de l’« atelier du monde ». Clairement, la Chine ne veut plus fabriquer seulement des jouets et des T-shirts à bas prix pour les pays occidentaux, mais devenir une vraie puissance technologique.

« La Chine reste intéressante pour la production, d’autant que la productivité s’y est beaucoup accrue », jugent les experts du cabinet Euromonitor.

« Malgré cela, la Chine reste intéressante pour la production, d’autant que la productivité s’y est beaucoup accrue », jugent les experts du cabinet Euromonitor. A 3,10 euros l’heure, le travail d’un ouvrier dans l’industrie manufacturière y revient encore trois fois moins cher qu’en Hongrie, et douze fois moins qu’en France.

Néanmoins, d’autres pays tirent aussi à présent leur épingle du jeu. L’industrie est en train de se concentrer dans une poignée de pays, explique Patrick Artus, l’économiste en chef de Natixis, dans plusieurs notes récentes. Il s’agit en particulier de ceux qui ont un avantage en matière de coûts de production. Au-delà de la Chine, le phénomène profite à l’Inde, désormais cinquième pays industriel de la planète. Le coût du travail y est inférieur à 1 euro de l’heure, selon Euromonitor. Autres bénéficiaires : le Mexique, l’Indonésie, les Philippines, la Malaisie, le Vietnam et la Birmanie. Mais aussi plusieurs pays d’Europe.

L’avenir industriel s’annonce sombre pour la France

Depuis 2010, la production industrielle a ainsi crû de 53 % en Irlande, de plus de 40 % en Roumanie et en Estonie, et de plus de 30 % en Slovaquie, en Lituanie, en Lettonie et en Pologne, selon Eurostat.

Quand des groupes internationaux veulent s’implanter en ­Europe, c’est souvent dans ces pays qu’ils investissent, afin de bénéficier à la fois de coûts limités, d’une main-d’œuvre qualifiée et de la proximité de vastes marchés comme l’Allemagne ou la France. Ainsi est-ce en Pologne, dans une zone franche située près de Wrocław, que le sud-coréen LG s’apprête à bâtir la plus grande usine européenne de batteries pour voitures électriques. Un projet de 1,4 milliard d’euros. « C’était la localisation la plus compétitive en Europe », ont expliqué les dirigeants. A la clé, 2 500 emplois.

Les pays déjà bien industrialisés ne sont pas morts pour autant. Ceux qui disposent d’un avantage sur le niveau de gamme peuvent au contraire sortir gagnants, prédit Patrick Artus, en citant l’Allemagne, la Corée du Sud, et le Japon.

« L’Allemagne importe beaucoup de produits intermédiaires qu’elle transforme en produits finis. Elle reste ainsi compétitive malgré des coûts salariaux élevés », analyse Charlotte Emlinger, du Cepii.

Outre-Rhin, la production industrielle a déjà largement dépassé son niveau d’avant la crise de 2008-2009. « L’Allemagne joue bien la carte de la mondialisation, analyse Charlotte Emlinger, du Cepii. Elle importe beaucoup de produits intermédiaires qu’elle transforme en produits finis. Elle reste ainsi compétitive malgré des coûts salariaux élevés. »

L’avenir s’annonce plus sombre pour les pays qui n’ont pour eux ni coûts très bas ni qualité irréprochable. Précisément le profil de la France, dont la production stagne depuis des années, loin de ses records d’avant la crise, ou de l’Italie. « Ces pays-là peuvent difficilement espérer se réindustrialiser, note M. Artus : il faudrait qu’ils reprennent des parts de marché à des pays qui ont montré qu’ils étaient plus aptes à conserver une production industrielle de taille importante. » En dix ans, la part de l’Hexagone dans la production mondiale a déjà été ramenée de 3 % à 2 %, reléguant le pays au huitième rang des puissances industrielles. Si rien ne se passe, il risque d’être définitivement marginalisé.